Professeure de FLE / alphabétisation - Toulouse

Comment j'ai connu le CEDIS

C’était un lundi soir. Un lundi soir comme tous les lundis soirs. J’étais donc à la Chapelle, ancienne église désaffectée, haut lieu de la culture alternative toulousaine, à ripailler avec mes amis à écouter les prestations des gens investissant la scène ouverte, quand l’une d’entre elle attira mon attention. Le C.E.D.I.S. (Collectif d’Entraide et d’Innovation Sociale) venait présenter son travail et notamment ses actions en matière d’éducation. Ce collectif vise à aider des familles de migrants en leur proposant une solution d’hébergement. Mais quel toit ? Partons d’un simple postulat : d’un côté, nous avons de nombreux logements appartenant à la mairie de Toulouse ou autre collectivité qui sont vides et inusités. D'un autre côté, nous avons de nombreuses personnes, des familles, avec enfants en bas âge, vivant dans la rue. L’équation parait simple à résoudre, mais elle ne l’est (malheureusement) pas dans la société dans laquelle nous vivons. Le Cedis se bat pour que le droit au logement et le droit à la dignité enfilent leurs gants de boxe et rabattent le caquais au droit de propriété. En attendant que la machine administrative répondeautéléphone-seréveille-nousenvoieaubureauC243A-ahnonenfaitc’étaitaubureauD243Amonsieur-etdésoléilest15h33lebureaufermeà15h30revenezdemain-maisenfaitnonparcequedemaincestleweekend, une seule solution : la réquisition.
C’est ainsi que plus de 150 personnes, soient 34 familles, se sont installées dans trois immeubles abandonnés de la rue d’Alès, à deux pas de ma colocation (voir à ce sujet le documentaire réalisé par Olivier Cousin dont voici la bande annonce).  
Comment y résister, me direz-vous ?
J’ai donc sauté sur l’occasion pour aller discuter avec les membres de ce collectif, et leur proposer mon aide. C’est depuis lors qu’une fois par semaine, j’aidais Denisa et son cousin Robi, deux petits roumains, à faire leurs devoirs.

Comment je suis devenue professeure de Français Langue Etrangère

Cette année, je voulais mettre mes futures compétences en Français Langue Etrangère au service de cette population. Les adultes, et surtout les femmes, ne parlent que très mal, voire pas du tout le français. Comment trouver du travail et sortir de ce cercle infernal dans ces conditions ? Avec une équipe de bénévoles, nous sommes donc en train de mettre en place des cours de FLE, par niveaux, pour les habitants intéressés.

Nous sommes allées hier à la rencontre des habitants, pour les inscrire et tester leurs niveaux. Quelle n’en fut pas ma surprise quand j’ai réalisé que la plupart d’entre eux étaient totalement analphabètes, même dans leur langue maternelle ! C’est un tout autre challenge qui s’annonce ici ! J’ai donc appelé ma professeure de FLE de l’université à la rescousse ! Heureusement, elle est pleine de ressources et m’a donné le contact d’une de ses collègues qui a travaillé avec ce même public : ouf !
Pour cette année, j’aurai donc à ma charge un groupe de 4 adultes bulgares analphabètes, à la découverte de la langue française. Heureusement, 3 de ces personnes parlent très bien l’espagnol, ce qui va grandement simplifier la communication !

Je suis vraiment très enthousiasmée par ce projet. Je sens que l’aventure s’annonce riche en émotions… et en apprentissage (et j’espère pas seulement de mon côté) !

10.11.2015
Mon premier cours de FLE

Toc, toc, toc. 

- Bonjour, c’est pour le cours de français.
- Como ?
- Para la clase de francès !
- Ahora?
- Si, si quieres!
- Ven, estoy cocinando, ven, siéntate!

Et me voilà assise sur le lit d’Anka, à discuter avec les mains, avec les pieds, en switchant de temps en temps en espagnol pour clarifier le propos. Je m’étais fait un petit programme du cours (on est si bien formaté, à l’ESPE !), mais je m’en suis finalement peu servi. La conversation a coulé, je voulais faire connaissance, elle aussi, et nous nous sommes retrouvées en pleine situation de communication tant recherchée par la méthode communicative-actionnelle, petite chouchoute de la didactique des langues ! Parler pour de vrai, pour communiquer pour de vrai, pour apprendre à se connaître… pour de vrai !

Comment s’appellent tes enfants ? As-tu des frères et sœurs ? Combien ? Pourquoi parles-tu espagnol ? Où habitais-tu en Bulgarie ? Quel âge as-tu ?
Les questions se bousculent, et les connaissances aussi !

Après une heure de conversation, Anka m’annonce avec son joli accent bulgare : « no puede entrar más en mi cabeza, mi cabeza está llena ! ». Sa tête est pleine, et la mienne aussi!

J’appréhendais pas mal ce premier cours. Quelles sont ses attentes ? Comment assoir les connaissances sans passer par l’écrit ? Me voilà bien destabilisée ! Mais finalement c’est fluide et naturel. Répéter, répéter et réemployer ce qu’on apprend dans différents contextes, je tisse des liens et retombe sur mes pattes au fur et à mesure du cours.
Et puis, je me suis trouvée une botte secrète : « Comment ça se dit en bulgare ? ». C’est tout simple. Et ça fait plaisir. Pourquoi ? Voilà ce que j’en pense.
D’abord, elle voit que je m’intéresse à sa langue, et ensuite qu’elle a des taaaaaas de choses à m’apprendre. Et oui, la plupart des gens n’a pas conscience de tout ce qu’ils ont à apprendre aux autres, et surtout les personnes fragilisées qui ont l’habitude d’être vulnérables. Ça fait plaisir de se sentir utile. Ça fait du bien de sentir qu’on peut apporter des choses aux autres.
Ensuite, je me mets en position d’élève. Je lui montre que c’est vraiment dur d’apprendre une nouvelle langue, que c’est se mettre à nu, que même si elle me répète 20 fois comment on dit bonne soirée, ma prononciation reste approximative. Ainsi, elle prend du recul par rapport à son propre apprentissage, et remonte dans son estime (« Je n’y arrive pas du premier coup, mais cette tête d'ampoule non plus ! »). Ça fait du bien de se sentir dans le même bateau.
Pour moi pas d’estrade ni de bureau, mais une conversation autour d’un café, assise sur son lit en surveillant la soupe qui cuit dans la cuisine. Quelle chance de travailler dans ces conditions !

Je quitte le CEDIS le sourire aux lèvres. La semaine prochaine, elle m’a promis que sa fille serait rentrée de Bulgarie et que son fils sera présent aussi. Chouette ! Moi je vais aussi inviter ma sœur qui est de passage à Toulouse à notre petite réunion. De quoi réemployer en contexte les structures de présentation !

Anka aime beaucoup regarder la télévision, c’est comme ça qu’elle a appris à parler espagnol quand elle vivait à Valencia. Je vais donc essayer de trouver une petite série simple que l’on regardera à chaque cours. Ça changera un peu de mon blabla !

Nous verrons bien ce qui reste de notre conversation dans la tête pleine de ma chère Anka ! Allez, vivement mercredi, comme on dit !

Mon troisième cours de FLE

Dans les épisodes précédents - Pour résumer, Guiorgui, le fils d’Anka est arrivé, puis Guiergana, sa fille est arrivée aussi. De Bulgarie. Avec sa fille (donc la petite-fille d’Anka). C’est complicado… Mais  non, c'est parfait, ça ! Voilà de quoi étudier le vocabulaire de la famille en situation dans la vie réelle :

« Qui est-elle ? - C’est ma fille. » 
« Comment s’appelle-t-elle ? – Elle s’appelle Estrela.»
« Je suis le frère de Guiergana.  C’est ma sœur.»

Cela dit ça change des cours planplan en tête à tête avec Anka ! La petite qui court partout, les uns qui rentrent, les autres qui sortent, la fumée des cigarettes, les éclats de rire et les voisines qui s’en mêlent. Un monsieur turc (pas réussi à savoir de qui il était le père ou le mari !)  m’a fait écrire tout l’alphabet cyrillique et sa correspondance en lettres latines.
Tant mieux, au moins toute la famille s’y met. Le problème, c’est que ce n’est pas régulier… Un jour Guiorgui est là, et il me dit qu’il veut vraiment apprendre à écrire en français, alors je lui prépare des activités pour la semaine d’après et… personne. Je comprends bien que les cours de français ne sont pas leur priorité. Bah oui, leur priorité, c’est d’avoir quelque chose à mettre dans la marmite. Mais on peut voir ici les limites de l’efficacité de ce type d’enseignement…

Je disais donc, mon troisième cours de FLE. Cette semaine, j’avais enregistré un petit extrait audio d’un monsieur appelé Guy, qui présente sa famille. Histoire de voir ce dont Anka se souvenait, et de réinvestir le vocabulaire engrangé dans les séances précédentes dans une compréhension orale, tout en changeant un peu de ma voix de crécelle. Ce fut un poil difficile, mais intéressant.

" - Mais? 'Femme' c'est le même que 'mère' ?
- Euh... Une femme peut être une mère, ou pas.
- Ah bon ?
- Par exemple, si je te dis que j'ai un mari mais que je n'ai pas d'enfant. Alors je suis femme mais pas mère.
- En Bulgarie, on n'a pas ça! "

Pour la deuxième partie du cours, j’avais préparé un petit imagier des fruits et légumes (et objets de la vie courante – bah oui, j’ai beau être un as du ‘petit bac’, pas facile de trouver un aliment en J ou en U !). Je souhaitais mêler la découverte de l’alphabet avec le lexique usuel des aliments, pour qu’elles puissent directement utiliser le vocabulaire au marché jeudi matin !

A comme… Ananas
B comme… Banane
C comme… Cerises

Fou rire général entre mère et fille, c’était beau à voir ! Je pense qu’écouter des nouveaux mots, les répéter, se tromper, se corriger, faire tout ça ensemble leur fait du bien. Elles ont passé de nombreux mois séparées, ces deux-là. Anka ici avec l’ainé de ses petits-fils, Guiergana là-bas avec le bébé. On sent une réelle complicité et un bonheur simple de partager une blague ensemble, ça fait chaud au cœur. Elles tentent de m’expliquer ce qui les amuse pour que je rie aussi, mais c’est comme expliquer à un Américain pourquoi l'accent Québécois nous fait autant rigoler! C’est  finalement surtout de les entendre rire aux éclats que je me suis régalée.

Ensuite, nous avons improvisé un petit jeu de la marchande.
« - Qu’est-ce que tu veux ? 
– Je veux une banane. 
- Une banane ? Ou un kilo de banane ? 
- Une banane ! ».

Elles ont beaucoup apprécié. « Como que se dice que me gusta mucho ?” :) Et bien tant mieux si te gusta mucho, parce qu’il reste encore 21 lettres dans l’alphabet!
A mercredi prochain !

Dimanche 20 Décembre 2015

Ca sent la soupe et la poussière. Des éclats de voix et des rires d'enfants. Dans la cage d'escaliers, toujours pas de lumière. Toc toc toc, c'est Adèle! Entra, entra!
Anka a l'air en forme. Je rentre dans la chambre où nous faisons le cour habituellement. Elle était en train de regarder une série. "C'est une série turque" me dit-elle en réponse à mon regard surpris. "Mais, ils parlent turc? Ou bulgare?". "Bah turc!". Ah non mais d'accord. Quand ça fait 10 fois qu'on répète le mot "lentille" et qu'elle n'arrive pas à s'en rappeler, elle me dit: "No entra en mi cabeza, ya no entra nada". Mais c'est qu'il y a déjà beaucoup de choses! Incroyable, non? Une dame de 50 ans, qui parle bulgare, turc, espagnol et (bientôt) français. Et ce n'est pas un passeport de diplomate, hein! Le voyage, la débrouille... ça vous en apprend un rayon.

Aujourd'hui, on continue le lexique des aliments et l'alphabet à travers le jeu de flash-cards que j'ai créé. O comme Orange. Pas mal, même si les lentilles lui résistent, vous l'aurez compris! Nous reprenons régulièrement le jeu de la marchande, auquel j'ajoute des éléments vus dans les premières séances: "Bonjour! Je voudrais 3 bananes pour mon fils, et des haricots pour ma famille". De quoi mettre en contexte le vocabulaire de la famille.
On a aussi commencé à voir aussi les chiffres. De 1 à 10, easy. 11, 12, 13, 14, 15, 16 ça se complique. 17, 18, 19 OUF! c'est un peu logique! Hier nous avons vu jusqu'à 30 parce que Guiorgui, son fils, qui a un niveau supérieur, était avec nous à la fin du cours.

Après le cour, je leur ai expliqué que j'allais partir dans un mois en Bosnie. Ils étaient très contents pour moi, mais Anka m'a dit qu'elle était triste aussi parce qu'elle aime beaucoup quand je viens la voir. J'espère que je trouverais quelqu'un pour me remplacer! En attendant, on doit se dépêcher d'apprendre tous les fruits et légumes, parce que je lui ai dit qu'en application de notre cours, nous allions aller toutes les deux chez le primeur pour qu'elle fasse les courses, pour de vrai cette fois!

Avant de partir, je leur souhaite de bonnes fêtes de fin d'année. "Est-ce que vous fêtez Noël?". Ils me répondent que non car ils sont "адвентист"... Euh... comme ça, ça ne me dit rien! On cherche la traduction sur internet: "adventiste". En français, ça ne m'aide pas plus! Je n'ai jamais entendu parlé de ce mouvement religieux. "On est chrétien, mais on ne mange pas de porc!". Exotique, non? :) Ils m'expliquent qu'ils viennent d'une famille traditionnellement pratiquante, Anka a même été baptisée étant plus jeune (ils me montrent une vidéo de baptême: il s'agit en fait d'un bain tout habillé dans une sorte de rivière, à l'âge adulte). Mais ils ne pratiquent plus vraiment, même s'ils sont toujours croyants.
Un sujet en amenant un autre, j'ai fini par leur montrer des images de ma Bourgogne natale. Ils étaient très intéressés. Ils m'ont ensuite expliqué pourquoi ils étaient arrivés à Toulouse, comment ils avaient voyagé. C'était très intéressant, j'ai beaucoup apprécié ce moment qui m'a permis de mieux les connaître. J'étais aussi super contente de constater que dans leurs explications, majoritairement en espagnol, se glissaient deux-trois mots de... français ! Comme ça, sortis de derrière les fagots! Youhou, ça vient !

Fin janvier... au revoir et nouveau départ.
Ce n'est pas très loin du pays d'origine d'Anka que je vais poser mon sac-à-dos et mon cartable pour les six prochains mois: la Bosnie. Il est donc temps de trouver un/e remplaçant/e pour reprendre le flambeau avec les cours de FLE chez Anka & Cie ! Grâce à la réactivité du réseau éducation du CEDIS, c'est Alina qui s'en chargera! Je suis vraiment contente de savoir que ma petite famille bulgare est entre de bonnes mains...! Les au revoirs ont été tristounets, mais je lui ai promis que sa porte serait une des premières que je toquerai à mon retour en sol toulousain! J'ai même eu droit à une invitation au mariage de son fils cet été en Bulgarie : "ahora que tu eres mi hija, hija mia, haces parte de la familia y vas a venir con nosotros pa' la boda!". Affaire à suivre..!

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