Pour s'ambiancer tout doucement au coin du feu durant ces vacances de Noël, on nous a demandé de lire un roman contemporain écrit par un auteur originaire du pays qui nous accueillera cet hiver, et d'en rédiger une fiche de lecture, afin de nous familiariser avec la culture du pays. Je vous publie ici ma fiche de lecture.
Mais attention : SPOILER ALERT!
Volga, Volga de Miljenko Jergovic.
1. Présentation du roman
Le roman que j’ai choisi s’intitule Volga, Volga de Miljenko Jergovic.
Originalement écrit en croate/bosniaque, il a été publié en 2015 et édité chez
Actes Sud pour sa version française. Jergovic est un auteur natif de Sarajevo,
ville où je vais effectuer mon stage. A la fois croate et bosniaque, il est
réputé pour tisser ses histoires autour de questions propres à la culture de sa
terre natale. J’ai choisi ce livre en particulier car c’était son ouvrage le
plus récent.
2. Résumé
Volga est une marque de voiture.
Ainsi, c’est l’histoire d’une voiture et de son chauffeur que nous raconte
Jergovic. Dzelal Pljevlak est chauffeur pour l’armée de la fédération
socialiste de Yougoslavie. Il est musulman, bosniaque, et vit à Split (actuelle
Croatie), sous le régime communiste de la deuxième moitié du XXème siècle
(1945-1992).
Le
roman s’organise en trois parties, très différentes, autant d’un point de vue
formel que narratif, même si le sujet reste bien la vie et le destin de ce
chauffeur de Volga.
3. Analyse d’un point de vue esthétique :
la forme et l’écriture
La première partie est un récit à la
première personne, dans lequel Dzelal nous fait voyager. Un voyage physique
d’abord, au volant de sa Volga, sur la route qui mène de Split en Croatie à
Livno en Bosnie, mais aussi un voyage mental, par l’évocation de ses
souvenirs :
« (…) je suis parti. Lentement, comme
à chaque fois, suivant mes pensées et laissant ma vie se dérouler devant moi
telle une pelote, comme je le fais tous les vendredis, de Split à Livno, sans
jamais m’ennuyer. »
Ainsi,
deux situations d’énonciation s’imbriquent l’une dans l’autre : le moment
présent, soit le 1er janvier 1988, dans la voiture ; et le
passé, à travers les divagations de ses pensées.
Dzelal
apparaît ici comme un témoin privilégié d’une époque. Empli d’implicite, rien
n’est clairement expliqué dans cet ouvrage, et l’on s’en rend compte dès
les premières pages: Pourquoi Dzelal prend-il la route tous les vendredis pour
aller à Livno ? Qui est-il ? On ne peut qu’échafauder des suppositions (il
doit être musulman, s’il ne boit pas d’alcool et part tous les vendredis pour sa ville natale). Ainsi,
Dzelal nous raconte l’histoire de sa vie, sans parler de sa personne. Il
présente plutôt les gens qui ont marqué son existence : d’abord le général
Karamucic, pour qui il travailla pendant fort longtemps, puis l’imam Haris de
la mosquée de Livno, puis Osman Fatumic, le grand-père de la famille qui le
recueillit un jour où il tomba en panne dans la campagne. Une multitude de
discours sont imbriqués les uns dans les autres. Nous remarquons l’utilisation
du discours indirect libre pour les dialogues ayant lieu dans le passé, alors
que le discours direct est préféré pour signaler les dialogues ayant lieu dans
l’instant présent.
C’est
ainsi que dans le premier quart du livre, on ne sait toujours rien - ou presque - du personnage principal. C’est seulement à la page 89 que l’on en apprend plus
sur lui, lors d’un épisode fiévreux où il parle de deux mystérieuses femmes qui
chamboulèrent sa vie. De nouveau, nous spéculons sur l’identité de ces
femmes : seraient-ce sa femme et sa fille ? Mais que sont-elles
devenues ?
Cette
première partie, à l’image de la totalité du livre, est imbibée d’une
atmosphère mélancolique, presque fataliste, comme si Dzelal, en voyageant dans
l’histoire de sa vie, empruntait la route menant irrémédiablement vers sa fin
que l’on pressent tragique.
La deuxième partie contraste
nettement de la précédente et apparait comme une coupure dans la situation
d’énonciation : le narrateur n’est plus Dzelal, mais un narrateur
omniscient. Le moment de l’énonciation nous est contemporain. Cette partie se
présente comme une enquête retraçant « l’affaire Pljevljak ». On nous
informe sur l’histoire de sa famille, son entrée dans l’armée. Tout au long de
cette partie, des éléments font écho à la première partie du roman, (détails ou
personnages mentionnés). Ceci permet de créer du lien entre ces deux chapitres.
Cependant, ce texte très descriptif qui semble écrit par un inspecteur de
police ou un journaliste m’a amené à me demander où était la frontière entre le
réel et le fictionnel : « l’affaire Pljevljak » a-t-elle
vraiment eu lieu? Le ton du narrateur est celui d’un inspecteur qui cherche à
trouver les preuves pour écrouer son suspect. Nous apprenons ensuite le but de
l’enquête : comprendre pourquoi Dzelal a tué quatre personnes. C’est à ce
moment là que notre relation avec le personnage du chauffeur se transforme
complètement : d’abord témoin neutre dans la première partie, il suscitait
au lecteur une sorte d’affection. Sans aller jusqu’à s’identifier au
personnage, je le trouvais triste et ressentait moi-même de l’empathie pour
lui. Ce retournement de situation dans la deuxième partie amène le lecteur à se
distancier totalement du personnage principal, à la manière du narrateur :
Dzelal nous apparait alors comme un
froid meurtrier sur lequel nous devons mener l’enquête. Déstabilisée, ce
changement radical de perception m’a paru très intéressant.
Les
éléments biographiques que l’on nous donne ne suivent pas un ordre
chronologique et arrivent au compte-goutte. Par exemple, on nous apprend que sa
femme se suicide avant de savoir comment ils se rencontrent. Cette manière de
nous donner les informations est intéressante car elle pré-détermine notre
manière d’envisager l’histoire (on sait que tout cela va terminer par un drame,
ce meurtre de quatre personnes). Cependant, en résulte également une certaine
confusion pour le lecteur, qui doit être toujours très attentif pour ne pas
perdre le fil de l’histoire. Cette confusion est aussi causée par les nombreuses
digressions de l’auteur. Ainsi, la deuxième partie revient sur la vraie
histoire des personnages rencontrés précédemment par Dzelal, qui sont souvent
des imposteurs (comme Osman qui est en fait un espion du gouvernement, ou
l’imam qui n’est pas du tout Palestinien). Notre regard change sur ces
personnages aussi, et nous nous sentons trompés, à la manière de Dzelal qui
croit aux histoires racontées par ces personnages lors de leurs rencontres. On
a affaire ici à une mise en abîme du mensonge, du trouble de l’identité.
Dans
cette deuxième partie, nous apprenons donc que Dzelal nait en Bosnie, dans une
famille catholique. Atteint de la malaria, il tombe amoureux de l’infirmière
qui s’occupe de lui ; ils se marient. Dans un premier temps, ils
n’arrivent pas à avoir d’enfant. Il s’engage dans l’armée en tant que
chauffeur. Il devient alcoolique et est interné à l’hôpital psychiatrique. A
son retour de l’hôpital, sa femme tombe enceinte. Ils ont une fille, Maja.
Depuis toute petite, l’enfant est très spéciale. Sa fille disparait
mystérieusement à l’âge de 8 ans. Commence alors une période difficile :
Dzelal se radicalise et se coupe de son ancien cercle de relation en Bosnie,
ils déménagent à Split. La deuxième partie se termine par l’annonce du nœud de
l’enquête : on apprend que Dzelal s’est soûlé et a renversé une famille de
quatre personnes dans les rues de Livno à bord de sa Volga, les tuant sur le
coup. Il se rend à la police et est condamné à 15 ans de prison. Nous
retrouvons ici la voiture au centre de l’intrigue et comprenons toute son
importance : il s’agit finalement de l’arme du crime.
La troisième partie présente le même
discours que le début de l’ouvrage. La parenthèse semble s’être refermée.
Cependant, nous ne sommes plus à la date du 1er janvier 1988, mais
dans les années 90 (la date n’est pas explicite). Dzelal est alors dans la
prison, et nous délivre le secret de
l’intrigue en nous expliquant ce qu’il s’est vraiment passé. Cet homme n’est
pas celui que l’on croit. Il explique, très froidement, qu’il s’est dénoncé à
la place du petit-fils d’Osman, un cher ami à lui, qui avait pris sa voiture
après avoir bu et qui a accidentellement renversé ces personnes. Dzelal, seul
et sans famille à charge, a alors décidé de se rendre à la place de Murat
Fatumi, père d’une famille nombreuse. Il finit donc sa vie dans la prison, une
mitraillette braquée sur la tempe. Derrière la mitraillette, son gardien, le
serbe Prodanovic. On comprend donc que cette partie a lieu entre 1991 et 1995,
à l’heure où sévissent dans tout le territoire les massacres de musulmans.
Dzelal termine sa vie serein, comme si, une fois son secret partagé, il était
en paix avec lui-même. N’attendant de son destin que le moment où la balle
coulissera dans le canon de son geôlier.
4. Analyse d’un point de vue
culturel : les références
Comme nous l’évoquions plus haut, l’implicite a
une grande place dans cet ouvrage: rien n’est clairement expliqué et le
contexte ne déroge pas à la règle. La situation politique et militaire de la
zone des Balkans apparait en filigrane tout au long du récit. Cela a rendu la
lecture quelque peu compliquée pour moi, assez étrangère aux légères références
historiques.
Cependant,
les conflits propres à l’histoire du XXème siècle bosniaque sont très
prégnants, et déterminent le déroulement de l’histoire. C’est même ce qui
finira par tuer Dzelal Pljevljak.
Tout
au long de l’histoire, nous percevons que le territoire est déchiré par des
luttes entre différentes ethnies. Je pense, a priori, que ce livre dresse un
portrait pertinent d’une nation récemment construite, aux frontières peut-être
un peu artificielles, où la ségrégation des gens déterminée par leur croyance
ou provenance est toujours d’actualité. On sent à travers la plume de l’auteur
bosniaque que les conflits religieux sous-tendent nombres de problèmes
contemporains dans cette zone du monde.
Au
niveau culturel, j’ai apprécié les quelques références aux plats comme les boreks, baklavas et autres douceurs orientales. Je regrette la rareté des
descriptions de lieux, moi qui n’ai pas encore d’idées précises de ce que je
vais y découvrir.
5.
Qualité de l’intrigue et univers du livre
Ce livre ne finit pas de nous
surprendre, de jouer avec notre empathie envers le personnage principal. De
puissants retournements de situations nous tiennent en halène jusqu’à la
dernière page. Pour conclure, j’aimerais citer la critique d’une bloggeuse
anonyme dont je reprends les mots qui me
semblent très justes pour qualifier l’univers du livre :
Comme
un puzzle éclaté que l’on reconstruit peu à peu,
Volga Volga est un roman grave, sombre et
tendu.[1]
[1] Voir
l’article « Volga, Volga », janvier 2013.
Consulté le 16.12.2015. URL : https://lamauvetlasphodele.wordpress.com/2013/01/10/volga-volga/
Connaissez-vous Milorad Pavic ? Il a écrit des romans très curieux et dignes des inventions de l'OULIPO... Le premier roman de cet auteur que j'ai lu est le Dictonnaire Kazhar, où le récit est écrit sous la forme de... trois dictionnaires !
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