mardi 29 décembre 2015

Un bon livre au coin du feu

Pour s'ambiancer tout doucement au coin du feu durant ces vacances de Noël, on nous a demandé de lire un roman contemporain écrit par un auteur originaire du pays qui nous accueillera cet hiver, et d'en rédiger une fiche de lecture, afin de nous familiariser avec la culture du pays. Je vous publie ici ma fiche de lecture.
Mais attention :  SPOILER ALERT! 


Volga, Volga de Miljenko Jergovic.



1. Présentation du roman
            Le roman que j’ai choisi s’intitule Volga, Volga de Miljenko Jergovic. Originalement écrit en croate/bosniaque, il a été publié en 2015 et édité chez Actes Sud pour sa version française. Jergovic est un auteur natif de Sarajevo, ville où je vais effectuer mon stage. A la fois croate et bosniaque, il est réputé pour tisser ses histoires autour de questions propres à la culture de sa terre natale. J’ai choisi ce livre en particulier car c’était son ouvrage le plus récent.

2. Résumé
            Volga est une marque de voiture. Ainsi, c’est l’histoire d’une voiture et de son chauffeur que nous raconte Jergovic. Dzelal Pljevlak est chauffeur pour l’armée de la fédération socialiste de Yougoslavie. Il est musulman, bosniaque, et vit à Split (actuelle Croatie), sous le régime communiste de la deuxième moitié du XXème siècle (1945-1992).
Le roman s’organise en trois parties, très différentes, autant d’un point de vue formel que narratif, même si le sujet reste bien la vie et le destin de ce chauffeur de Volga.

3. Analyse d’un point de vue esthétique : la forme et l’écriture 
            La première partie est un récit à la première personne, dans lequel Dzelal nous fait voyager. Un voyage physique d’abord, au volant de sa Volga, sur la route qui mène de Split en Croatie à Livno en Bosnie, mais aussi un voyage mental, par l’évocation de ses souvenirs :

« (…) je suis parti. Lentement, comme à chaque fois, suivant mes pensées et laissant ma vie se dérouler devant moi telle une pelote, comme je le fais tous les vendredis, de Split à Livno, sans jamais m’ennuyer. »

Ainsi, deux situations d’énonciation s’imbriquent l’une dans l’autre : le moment présent, soit le 1er janvier 1988, dans la voiture ; et le passé, à travers les divagations de ses pensées.

Dzelal apparaît ici comme un témoin privilégié d’une époque. Empli d’implicite, rien n’est clairement expliqué dans cet ouvrage, et l’on s’en rend compte dès les premières pages: Pourquoi Dzelal prend-il la route tous les vendredis pour aller à Livno ? Qui est-il ? On ne peut qu’échafauder des suppositions (il doit être musulman, s’il ne boit pas d’alcool et part  tous les vendredis pour sa ville natale). Ainsi, Dzelal nous raconte l’histoire de sa vie, sans parler de sa personne. Il présente plutôt les gens qui ont marqué son existence : d’abord le général Karamucic, pour qui il travailla pendant fort longtemps, puis l’imam Haris de la mosquée de Livno, puis Osman Fatumic, le grand-père de la famille qui le recueillit un jour où il tomba en panne dans la campagne. Une multitude de discours sont imbriqués les uns dans les autres. Nous remarquons l’utilisation du discours indirect libre pour les dialogues ayant lieu dans le passé, alors que le discours direct est préféré pour signaler les dialogues ayant lieu dans l’instant présent.
C’est ainsi que dans le premier quart du livre, on ne sait toujours rien - ou presque - du personnage principal. C’est seulement à la page 89 que l’on en apprend plus sur lui, lors d’un épisode fiévreux où il parle de deux mystérieuses femmes qui chamboulèrent sa vie. De nouveau, nous spéculons sur l’identité de ces femmes : seraient-ce sa femme et sa fille ? Mais que sont-elles devenues ?
Cette première partie, à l’image de la totalité du livre, est imbibée d’une atmosphère mélancolique, presque fataliste, comme si Dzelal, en voyageant dans l’histoire de sa vie, empruntait la route menant irrémédiablement vers sa fin que l’on pressent tragique.

            La deuxième partie contraste nettement de la précédente et apparait comme une coupure dans la situation d’énonciation : le narrateur n’est plus Dzelal, mais un narrateur omniscient. Le moment de l’énonciation nous est contemporain. Cette partie se présente comme une enquête retraçant « l’affaire Pljevljak ». On nous informe sur l’histoire de sa famille, son entrée dans l’armée. Tout au long de cette partie, des éléments font écho à la première partie du roman, (détails ou personnages mentionnés). Ceci permet de créer du lien entre ces deux chapitres. Cependant, ce texte très descriptif qui semble écrit par un inspecteur de police ou un journaliste m’a amené à me demander où était la frontière entre le réel et le fictionnel : « l’affaire Pljevljak » a-t-elle vraiment eu lieu? Le ton du narrateur est celui d’un inspecteur qui cherche à trouver les preuves pour écrouer son suspect. Nous apprenons ensuite le but de l’enquête : comprendre pourquoi Dzelal a tué quatre personnes. C’est à ce moment là que notre relation avec le personnage du chauffeur se transforme complètement : d’abord témoin neutre dans la première partie, il suscitait au lecteur une sorte d’affection. Sans aller jusqu’à s’identifier au personnage, je le trouvais triste et ressentait moi-même de l’empathie pour lui. Ce retournement de situation dans la deuxième partie amène le lecteur à se distancier totalement du personnage principal, à la manière du narrateur : Dzelal nous apparait alors comme un  froid meurtrier sur lequel nous devons mener l’enquête. Déstabilisée, ce changement radical de perception m’a paru très intéressant.
Les éléments biographiques que l’on nous donne ne suivent pas un ordre chronologique et arrivent au compte-goutte. Par exemple, on nous apprend que sa femme se suicide avant de savoir comment ils se rencontrent. Cette manière de nous donner les informations est intéressante car elle pré-détermine notre manière d’envisager l’histoire (on sait que tout cela va terminer par un drame, ce meurtre de quatre personnes). Cependant, en résulte également une certaine confusion pour le lecteur, qui doit être toujours très attentif pour ne pas perdre le fil de l’histoire. Cette confusion est aussi causée par les nombreuses digressions de l’auteur. Ainsi, la deuxième partie revient sur la vraie histoire des personnages rencontrés précédemment par Dzelal, qui sont souvent des imposteurs (comme Osman qui est en fait un espion du gouvernement, ou l’imam qui n’est pas du tout Palestinien). Notre regard change sur ces personnages aussi, et nous nous sentons trompés, à la manière de Dzelal qui croit aux histoires racontées par ces personnages lors de leurs rencontres. On a affaire ici à une mise en abîme du mensonge, du trouble de l’identité.
            Dans cette deuxième partie, nous apprenons donc que Dzelal nait en Bosnie, dans une famille catholique. Atteint de la malaria, il tombe amoureux de l’infirmière qui s’occupe de lui ; ils se marient. Dans un premier temps, ils n’arrivent pas à avoir d’enfant. Il s’engage dans l’armée en tant que chauffeur. Il devient alcoolique et est interné à l’hôpital psychiatrique. A son retour de l’hôpital, sa femme tombe enceinte. Ils ont une fille, Maja. Depuis toute petite, l’enfant est très spéciale. Sa fille disparait mystérieusement à l’âge de 8 ans. Commence alors une période difficile : Dzelal se radicalise et se coupe de son ancien cercle de relation en Bosnie, ils déménagent à Split. La deuxième partie se termine par l’annonce du nœud de l’enquête : on apprend que Dzelal s’est soûlé et a renversé une famille de quatre personnes dans les rues de Livno à bord de sa Volga, les tuant sur le coup. Il se rend à la police et est condamné à 15 ans de prison. Nous retrouvons ici la voiture au centre de l’intrigue et comprenons toute son importance : il s’agit finalement de l’arme du crime.  

            La troisième partie présente le même discours que le début de l’ouvrage. La parenthèse semble s’être refermée. Cependant, nous ne sommes plus à la date du 1er janvier 1988, mais dans les années 90 (la date n’est pas explicite). Dzelal est alors dans la prison,  et nous délivre le secret de l’intrigue en nous expliquant ce qu’il s’est vraiment passé. Cet homme n’est pas celui que l’on croit. Il explique, très froidement, qu’il s’est dénoncé à la place du petit-fils d’Osman, un cher ami à lui, qui avait pris sa voiture après avoir bu et qui a accidentellement renversé ces personnes. Dzelal, seul et sans famille à charge, a alors décidé de se rendre à la place de Murat Fatumi, père d’une famille nombreuse. Il finit donc sa vie dans la prison, une mitraillette braquée sur la tempe. Derrière la mitraillette, son gardien, le serbe Prodanovic. On comprend donc que cette partie a lieu entre 1991 et 1995, à l’heure où sévissent dans tout le territoire les massacres de musulmans. Dzelal termine sa vie serein, comme si, une fois son secret partagé, il était en paix avec lui-même. N’attendant de son destin que le moment où la balle coulissera dans le canon de son geôlier.

4. Analyse d’un point de vue culturel : les références
            Comme nous l’évoquions plus haut, l’implicite a une grande place dans cet ouvrage: rien n’est clairement expliqué et le contexte ne déroge pas à la règle. La situation politique et militaire de la zone des Balkans apparait en filigrane tout au long du récit. Cela a rendu la lecture quelque peu compliquée pour moi, assez étrangère aux légères références historiques.
Cependant, les conflits propres à l’histoire du XXème siècle bosniaque sont très prégnants, et déterminent le déroulement de l’histoire. C’est même ce qui finira par tuer Dzelal Pljevljak.
Tout au long de l’histoire, nous percevons que le territoire est déchiré par des luttes entre différentes ethnies. Je pense, a priori, que ce livre dresse un portrait pertinent d’une nation récemment construite, aux frontières peut-être un peu artificielles, où la ségrégation des gens déterminée par leur croyance ou provenance est toujours d’actualité. On sent à travers la plume de l’auteur bosniaque que les conflits religieux sous-tendent nombres de problèmes contemporains dans cette zone du monde.
Au niveau culturel, j’ai apprécié les quelques références aux plats comme les boreks, baklavas et autres douceurs orientales. Je regrette la rareté des descriptions de lieux, moi qui n’ai pas encore d’idées précises de ce que je vais y découvrir. 

5. Qualité de l’intrigue et univers du livre
            Ce livre ne finit pas de nous surprendre, de jouer avec notre empathie envers le personnage principal. De puissants retournements de situations nous tiennent en halène jusqu’à la dernière page. Pour conclure, j’aimerais citer la critique d’une bloggeuse anonyme dont je reprends les mots qui  me semblent très justes pour qualifier l’univers du livre :

Comme un puzzle éclaté que l’on reconstruit peu à peu,
Volga Volga  est un roman grave, sombre et tendu.[1]




[1]  Voir l’article « Volga, Volga », janvier 2013. Consulté le 16.12.2015. URL : https://lamauvetlasphodele.wordpress.com/2013/01/10/volga-volga/

1 commentaire:

  1. Connaissez-vous Milorad Pavic ? Il a écrit des romans très curieux et dignes des inventions de l'OULIPO... Le premier roman de cet auteur que j'ai lu est le Dictonnaire Kazhar, où le récit est écrit sous la forme de... trois dictionnaires !

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